extraits

Vous n’entendrez pas arriver un vieil homme élégamment vêtu d’un costume de belle coupe, mais à la gabardine élimée, le regard dissimulé derrière les épais verres fumés d’antiques lunettes aux montures d’écaille. Il vous salue, narquois, et d’une voix aussi chevrotante que son français est impeccable, celui que parlaient les lettrés d’un autre siècle, il remarque : « Je sens que la personne cultivée que vous êtes tente ici de reconstituer ce magnifique tableau de Matisse, où le génie affirme plus que jamais son sens des couleurs et entame un processus de dématérialisation des formes qui feront de lui l’un des co-fondateurs de la modernité. Je pense bien sûr à La porte de la Kasbah, peinte en 1912 et que vous pourriez voir aujourd’hui au Musée Pouchkine à Moscou. » Devant votre air dubitatif, il vous rassure : « Mais vous avez le droit de penser à tout autre chose ! Souvenez-vous cependant de la qualité singulière de ce bleu dans lequel se découpe l’arche de la porte, aussi bien que celui du frémissement des toits de la ville et ceux de l’horizon, d’un même ton franc à peine dégradé, d’un même geste, comme si la perspective n’était plus qu’une longue coulée d’éther. Et l’ombre dans la porte est d’un vert d’eau qui renverse les valeurs, comme le rouge du pavé renvoie à un tapis, un éclat de soleil, à l’usure du passage, ou même à la violence des peines que l’on exécutait sous ce porche. Un dinandier travaille toujours ici, un siècle après que le tableau a été peint, mais il faut comprendre que celui de l’œuvre n’est que l’esprit de lui-même, un fantôme qui répète aussi bien un geste qu’une présence millénaires. Rappelez-vous quel éclat a tout cela, quelle force il aura fallu pour déceler cette vérité atemporelle sous un moment de réel, quel amour et quel doute Matisse est allé puiser en lui pour déceler toute cette beauté. »