Ici, il me semble que la forme se fond, s’indécise. Dans les rets d’une lumière qui perce à travers les frondaisons, les êtres se multiplient et, s’ils se dessinent avec assurance, leur identité est mise au péril d’une réelle désubstantialisation. De jarrets et de croupes ne restera que l’esprit des ongulés, être multiforme planté dans une solitude d’origine des temps. Le détail s’efface, s’oublie, se retire au profit de la masse. La forêt est entité : non pas chacun de ses arbres et chacune de ses créatures, mais leur addition, un tout organique qui annule chaque item pour ne laisser qu’une impression globale, faite de bruissements, de frissonnements, d’odeurs de limon et de fougères, du bruit des ruades de lourds mammifères et de la voltige bourdonnante des insectes. Le corps de la forêt.
Selfati ose le clin d’œil vers ses pères, ceux qui avec une grande dextérité se sont risqués dans la création, et l’art pariétal est ici cité sans complexe. Né dans ces cavernes qui creusent la forêt, il est le produit des premières cultures humaines encore profondément liées à la terre et aux saisons. En citant aussi littéralement cet art des premiers temps, Selfati fait encore un aveu de modestie et allégeance aux sources, à l’origine : non pas au primaire et au primitif, mais au lyrisme d’un geste né des premiers souffles. L’art rupestre, outre le fait d’utiliser une forme d’essentialité, est aussi l’expression d’une inspiration éloquente, d’une poésie transportée, un chant pour la nature et en célébrer la générosité.
Cependant, le sujet de ce que nous offre Selfati reste indécelable. On supposera qu’il s’agit de chevaux, par troupeaux, amas de pattes et de collets. Mais ce n’est que supputation. Ce que l’on voit, ce que l’artiste nous donne à regarder, ce sont les ombres de ces animaux fantastiques, la marque de ce qu’ils ont été. Il ne reste du réel, passé au filtre du regard de l’artiste, qu’une trace, œuvre d’art, rendue à son essentiel et à l’imaginaire qui le brode. D’où le mystère, le décalage, l’ouverture et donc la poésie. Ici Selfati quitte la scène de l’engagement et de ses littéralités nécessaires pour se rendre dans les recoins de l’imaginaire, l’espace de la magie, comme l’art pariétal était probablement invoqué pour attirer la bienveillance des esprits. C’est sur ce mur de la forêt et de ses ombres que Selfati revient aux origines, à la prière et aux formules magiques, à la sorcellerie et à la thaumaturgie, convoquant philtres et formules pour transformer ses chevaux en ombres d’eux-mêmes, en leur propre signe, à la fois enveloppe vide et allégorie.
Selfati, qui allait poing tendu vers le ciel, appelant aux révolutions et refusant toute soumission, nous fait-il ici son aveu de retrait ? S’agit-il d’un désengagement du monde, comme il y a eu son désenchantement ? Réinsuffler de la magie exige-t-il de s’échapper du champ du matérialisme historique ? Seul l’artiste saura le dire. Le combat de Selfati, qui vient d’une culture tribale dont il a dû s’émanciper pour prendre la parole, faire s’ériger l’individu en lui contre la loi de la communauté, sera-t-il maintenant de réintégrer le clan après l’avoir honni ? Les animaux s’entremêlent pour ne former plus qu’un étrange monstre, amas de pattes et de têtes et de croupes. Comme pour la forêt, le motif ici est un tout formé de la somme des individualités, mais où sont anéantis les composants. C’est là encore une célébration des origines, de la culture des origines, que de rendre cette image quand la meute devient elle-même un individu, un corps.
Selfati a quitté les barricades et la parole. Il nous revient dans un monde d’ombres où seuls les monstres évoluent, ces monstres que crée l’imaginaire et que libère la pensée magique, elle-même émancipée des chaines de la rationalité. Il nous invite à entrer dans un univers de ténèbres et de mystères, un univers aux contours confus, où se mêlent désirs et peurs, où les centaures côtoient les licornes, connecté aux mondes anciens dont il est un enfante et un héritier, aux antipodes de ce que la modernité aura essayé d’infliger à l’humanité et qui probablement l’anéantira. Ainsi Ad-Dabba, la Bête de l’Apocalypse, est-elle sortie d’un noir d’encre pour venir illuminer les murs de la fresque de notre longue histoire.
Reste la dernière question, dont Selfati laisse la réponse en suspend, mais que pose cette forêt : qu’est ce que croire ? Question de mécréant, mais pas seulement, et que seuls ceux qui doutent, et donc seuls ceux qui peuvent inventer, ont le courage de poser.
Philippe Guiguet Bologne
Tanger-Taroudannt, janvier 2016
(Texte écrit pour l’exposition Looking for the Forest d’Ilias Selfati, Galerie Shart, Casablanca hiver 2015/2016)