Ce qui nous restera
(Cheminement II – Fragments de Tanger et d’ailleurs)
Scribest, Strasbourg, 2019
156 pages, 15 euros, 150 dirhams
14×19 cm
Dépôt légal novembre 2019
ISBN 979-10-92758-15-3
quatrième de couverture
Ce qui nous restera est un Cheminement dans les ombres qui nous constituent, dans le mystère et, parfois, dans la grâce. À force d’explorer les rivages du Styx, Philippe Guiguet Bologne parvient ici à retrouver l’âme des choses… Avec Orphée et la mort elle-même, un heureux Icare et un homme à tête de buse au profil de Samuel Beckett, avec El qui déjà hantait de sa divine féminité le précédent Cheminement ; en prenant par la main le sage Hiérophante, si perdu dans nos temps, Djihad le beau pêcheur, Jassim le clown et acrobate triste, Amir qui la nuit se transforme ; en visitant les odalisques d’Henri Matisse pour pieusement les honorer, ou poursuivre une compagnie de mercenaires égarés dans des toiles de Monet et dans d’étranges labyrinthes, puis passer et repasser par les paysages de Palestine, du détroit de Gibraltar, de métropoles européennes et de déserts aux marges du monde, en arpentant le Saint-Sépulcre et la baie de Tanger, ces Fragments et débris sont autant de pépites, des petits trésors, à lire comme des nouvelles ou des contes féériques, reliés par les souffles de la poésie et un fil de Minotaure qui suit, dans leur fuite, Marianne et Ferdinand. Ce qui nous restera est finalement une structure, une geste, un esprit peut-être : on l’aurait aimé en tout cas ; le dernier souffle, comme celui d‘Azraël sur la glaise de la Genèse, d’un cinéaste qui après avoir opiniâtrement questionné son monde par son art, lui rendra son âme. Voilà donc, sans doute aussi, un modeste hommage au génie de celui qui a su faire parler l’arrière des images, Jean-Luc Godard, conjugué au temps des obsessions de Philippe Guiguet Bologne.
extrait
Si ma mémoire n’est pas aussi défaillante que je la crois bien souvent, j’avais déjà rencontré Tomas Colaço à Florence. Ce devait être en 1492, car très vite après cette entrevue Laurent de Médicis disparaissait, laissant la République seigneuriale dans un gigantesque désarroi. Mais le jour de notre rencontre était radieux, un soir de printemps où l’air doré ne commençait qu’à peine à se réchauffer des frimas de l’hiver. La vie paraissait pouvoir être éternellement douce. Nous étions assis dans l’ombre d’une taverne où nous buvions du vin avec excès et ravissement. Je ne sais quel lettré de la cour nous avais présentés, car alors Tomas cherchait à rencontrer un fameux peintre du palais pour tenter de lui soutirer quelque secret de son art. Tomas avait, et a encore, la science pour séduire et pour mettre ses interlocuteurs en confiance. Mais le vieux génie de la peinture, en roué qu’il était, ne se sera sans doute jamais laissé manipuler avec aisance et aura exigé quelques efforts et sacrifices de notre ami. Je préférais cependant ne pas lui en parler et le laisser évaluer lui-même la difficulté, ou la facilité, de son projet. Je n’ai d’ailleurs jamais su s’il avait finalement pu rencontrer le vieil artiste. Ce soir-là, quand nous sortîmes de notre antre puant et joyeux, nous croisâmes la garde florentine qui sillonnait les rues dorées par le couchant. Les soldats étaient vêtus de longues blouses blanches immaculées, brodées de noir et d’argent, autour desquelles s’entrelaçaient des ceintures et des cordons de ruban festonnés. Enturbannés comme des Maures, ils jouaient avec entrain des airs martiaux à coup de tambourins et de timbales, du bout de leurs élégants busines, de leurs longs nassirs orientaux et de leurs lourds cors. La cité rayonnait de la puissance de leur musique et de la beauté de leur mise. Nous nous savions alors au centre du monde et un doux vertige, proche d’un endormissement baigné de plaisir, engourdissait notre attention. Nous n’allions pas tarder à être un peu trop ivres, juste ce qu’il fallait pour que le monde ne soit irrémédiablement plus que beauté et possibles.
d’un coup de cœur comme un heurtoir
tape autant qu’il peut battre
s’envole d’un battement cordial
il y a du bleu comme un bleu-vert / s’écoule dans les yeux aimants / elle s’assoupit dans le cérulé du soir / que ne dit-elle l’air du temps / ses pensées s’échappent par le trouble des moucharabiehs
Je suis entré dans une toile de Matisse où l’odalisque, épuisée par les trop longues séances de pose, me réserva un accueil maussade et migraineux. Et pourtant, quel tableau que le sien, où des tentures d’un bleu franc, couvertes de motifs qui ressemblaient aux papiers découpés du maître, se dressaient derrière des paravents gravés de magnolias. La délicieuse était couchée, une main posée dans ses cheveux comme pour désigner ses souffrances. Ses cuisses largement ouvertes dans le rouge d’un sarouel ne me signifiaient pas une généreuse invite à venir la visiter, mais s’érigeaient plutôt comme une barrière entre nous. Un verre empli d’une potion attendant sur un guéridon indiquait son malaise. Dans une moue agacée elle me suggéra de revenir la voir un jour plus favorable, expression étrange et si peu précise qu’elle ressemblait à un congé définitif.
El s’était penchée par la fenêtre dans ce Paris printanier, quand un air clair et léger peut s’emparer de la ville avec une ingénuité déroutante. El regardait le ciel d’un bleu dense et pur. El avait revêtu un corset en lamé argent et son buste, ainsi métallisé, se détachait sur le fond azur intense. On aurait pu croire qu’El était une idole inca et que Paris devenait alors une vallée rocailleuse des sommets andins. El était un mystère et savait désemparer les mondes. Parfois, il n’était plus sage de la suivre. Le ciel pouvait s’étirer jusqu’à bien plus loin pour qu’El puisse y étendre ses rêves les plus vastes. Il lui arrivait ainsi de s’égarer jusqu’à Florence, et de temps à autre, désespérément, jusqu’à Tanger.
Was man genommen,
Ist bald zerronnen,
wie Schnee im Sonnenschein
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