Abdellah Taïa, de colère vitale…
De passage à Tanger, l’écrivain Abdellah Taïa eut la gentillesse de nous accorder du temps pour nous présenter son dernier opus, Un pays pour mourir (Seuil). Rendez-vous est pris à l’hôtel Minzah, dans sa chambre au lit défait pour nous garantir une tranquillité certaine. Prévenant, enjoué, curieux des autres et désireux de parler, sans langue de bois surtout, Abdellah Taïa nous a invité à visiter son univers de magie, de colère et de désirs. Entretien.
Pendant longtemps j’ai pensé qu’au Maroc je ne pourrais pas survivre. J’étais trop seul et je ne savais pas où trouver mon propre salut. Ma mère parvenait à se préserver à travers les zaouia, dans la magie, il y avait tout le temps dans notre quartier des lila où elle se rendait et trouvait son salut. De mon côté, j’avais plein de rêves, d’aspirations artistiques, mais nous étions très pauvres et je ne voyais pas comment accéder à un monde qui semblait très éloigné. D’autre part je me savais homosexuel, et même si j’ai gommé cela pendant des années, si je ne l’ai pas montré au monde, je me rendais bien compte que j’allais un jour être dans l’obligation d’affronter cette chose en moi… Et donc je comprenais que mon salut en aucune façon n’était au Maroc, que j’allais être obligé de fuir, que je ne voulais pas de ce pays pour mourir. A l’époque, jusqu’à l’âge de 25 ans, j’étais parfaitement naïf, porté par des rêves très romantiques et aujourd’hui, alors que j’ai 41 ans, je réalise que c‘est ce même romantisme, cet idéalisme teinté de rose bonbon, qui m’a sauvé : si je n’avais pas crû en des rêves tels que pouvoir vivre heureux, assumer mon homosexualité, devenir réalisateur, habiter à Paris, rêves totalement irréalisables d’où je viens, je serais maintenant un homme détruit.
Le Maroc d’aujourd’hui vous permettrait-il de vous réaliser dans votre différence ?
Pas seulement pour les personnes différentes, mais pour tout être humain qui veut gagner un semblant de liberté, il faut un moment quitter tout ce qui le lie et le relie à la famille, à la religion, à la culture. Il lui faut se constituer par lui-même en dehors de ce qui l’a fait…
Vous saviez que votre évasion passerait par l’écriture ?
J’ai toujours senti que le cinéma pouvait m’aider, mais pas la littérature. Les écrivains et les intellectuels marocains étaient trop élitistes, condescendants et inaccessibles pour les pauvres et simples comme nous. Je ne pouvais pas m’identifier à eux et à cet art. En revanche, tout le monde peut avoir accès au cinéma, qu’on parle d’un film égyptien ou d’un Tarkowski. Mais là, c’est mon analyse d’aujourd’hui, car à plus jeune je croyais que seule une personne, une relation amoureuse, pouvait me sauver et qu’il me fallait fuir très loin.
Avez-vous maintenant trouvé votre pays pour mourir ?
C’est avant tout le rêve. Ou peut être aussi un corps, un corps d’homme. Un homme plus âgé que moi dont la seule présence réaliserait le miracle de mon salut… J’ai vraiment le sentiment que je ne peux pas résoudre tout, de la vie, tout seul et de moi-même, même si d’une façon effective c’est ce que je fais. Chacun de nous peut avoir le sentiment de tout maîtriser et de tout connaître de soi, et puis un jour on se rend compte de ce qui s’est réellement passé dans notre vie et quelles ont été les vraies raisons qui nous ont motivé… Une réalité très différente de que l’on croyait sur le moment où les choses se passaient. Mais au présent, sans cette distance, nous sommes toujours dans une inconscience, une sorte d’aveuglement qui nous domine. Etre épaulé, assumer tout cela à deux serait moins difficile…
Ce pays ne sera donc pas Paris ?
Paris aurait pu être l’espace physique du salut des trois personnages du roman. Ils en ont tous rêvé. Ils ont tous été attirés par une vision sensuelle de cette ville, mais une fois arrivés dans la capitale, ils se rendent compte qu’ils sont dans l’obligation de devenir Français telle que la France décide qu’ils doivent être. Ce n’est plus eux. D’où qu’ils viennent dans le monde, on exige d’eux cette impossibilité. La France est dans un tel nombrilisme, dans de telles certitudes par rapport à son histoire et ses valeurs, qu’elle ne prendra jamais le temps d’écouter des gens aussi peu visibles que mes personnages. Or, ils participent aussi à la vie, à son économie, à sa culture, à sa sexualité…
Comment vit-on en tant que musulman aujourd’hui en France ?
Je n’ai pas quitté le Maroc pour m’affranchir de ma terre, mais pour me permettre de m’affirmer et de dépasser ma condition. Seulement parce qu’étant d’ici, c’était ce pays qu’il me fallait quitter. Effacer le Maroc de ma mémoire et de mon corps est une chose impensable. Mais vivre à Paris m’a donné la possibilité d’entrer dans une nouvelle forme de guerre, de lutte, de me confronter à une réalité autre où je me devais de ne pas devenir cet immigré arabe tel qui était prédéfini par l’histoire et qui n’avait rien à voir avec moi-même. Mais malgré les difficultés administratives et le racisme ambiant, je serai toujours reconnaissant à la France de m’avoir donné l’opportunité de mener ma guerre, ma propre guerre, de faire des choses et de me réaliser, alors qu’au Maroc j’aurais dû très vite déposer les armes.
Les personnages de Un pays pour mourir sont tous effectivement en guerre, eux aussi…
Ils sont en colère, ils sont possédés, ils sont conscients de leur sort et de ce à quoi ils sont soumis, mais j’aime en eux qu’ils gardent une folie à la fois triste et heureuse, qui est leur liberté. Ma mère était ainsi… Fondamentalement, c’est ça ce pays où mourir, un espace pour la folie.
Le paria reste un modèle littéraire de l’expression des colères…
Ma colère personnelle, celle qui me concerne, je l’ai déjà exprimée dans des livres et des articles. Je ne crois pas en la littérature thérapeutique et je n’écris pas pour exprimer ma névrose, même si cela peut arriver. Mais il est essentiel pour moi que mon projet concerne les autres. Ici, c’est donner la parole aux autres pour les laisser exprimer leur colère. A la recherche du cri de Munch, le cri de ma mère dans une lila, le cri des femmes marocaines qui se rendent dans les zaouia… Il m’est essentiel de relier ma littérature à cette colère originelle. C’est l’une des choses que j’aime au Maroc, cette capacité des gens, quelles que soient leurs plaintes et leur mécontentement, de faire des choses qui les mènent au bout d’eux-mêmes, des choses insensées, qui peuvent être des gestes esthétiques, des inventions extraordinaires… La littérature, pour moi, doit se nourrir de cela…
On pourrait ressentir que vous vous acheminez vers un style qui se rapproche de plus en plus de celui des ainés, Chraïbi, Ben Jelloun, Serhane…
Ces écrivains appartiennent à un autre monde que le mien. J’ai étudié en arabe, je n’ai pas le même rapport à la colonisation, ni même probablement les mêmes origines sociales. Mais nous sommes tous traversés par une même culture orale commune. Je ne parle pas de folklore, mais bien de la vie et de la culture quotidiennes au Maroc. L’oralité est dans notre Adn collectif. Je ne peux dire que je m’inscris dans une tradition que si elle est vivante et libre ; mais si on parle d’une parole officielle ou des écrivains qui en sont les sbires, je rejette loin de moi cette idée d’être dans une tradition.
Cela pourrait aussi tenir à une esthétique de l’émancipation…
J’ai toujours cette obsession, effectivement, de sortir de tout les carcans. Mais la plupart de mes personnages, comme moi-même, nous ne parvenons jamais à une émancipation totale. Il y a des moments qui relèvent du miracle, des possibilités de rencontres entre deux personnes, deux corps, des possibilités d’ailleurs. C’est ce qui fait que l’on continue à vivre, et que je continue à écrire. Plus j’écris, plus je vais profondément dans les choses, et plus j’atteins une conscience du monde et des liens d’aliénation entre les hommes qui fait naître en moi un certain désespoir. Mes livres sont de plus en plus complexes et sombres. C’est probablement cela qui donne un ton à mes derniers livres. Mais je crois réellement que l’écriture, la vraie, c’est ma mère, ses croyances, sa folie, sa foi et sa simplicité, tout ce qui nous dépasse, une cosmogonie. C’est ça aussi le vrai Maroc. La littérature est forcément liée à la pauvreté de tout être, même de ceux qui sont riches.
On sent aussi dans le style du roman votre désir de cinéma..
Au fond, ce que j’aime dans le cinéma, c’est la magie du montage, de l’ellipse, et la part d’imaginaire ainsi créée. J’essaie de retrouver cela dans mon écriture, du bout à bout, du fragmentaire, de l’elliptique. Ma littérature va effectivement avec un certain cinéma, pauvre et populaire, sans référence culturelle et spontané.
Et Tanger dans tout ça ?
Tanger, c’est mon premier voyage étant enfant, un séjour à l’hôtel Cecil tel que je le raconte dans L’armée du salut, d’autant plus magique et important qu’il se faisait avec le grand frère, une de mes grandes sources d’inspirations… Tanger est donc dans mon essentiel, dans mes « scènes primitives »…
De passage à Tanger, l’écrivain Abdellah Taïa eut la gentillesse de nous accorder du temps pour nous présenter son dernier opus, Un pays pour mourir (Seuil). Rendez-vous est pris à l’hôtel Minzah, dans sa chambre au lit défait pour nous garantir une tranquillité certaine. Prévenant, enjoué, curieux des autres et désireux de parler, sans langue de bois surtout, Abdellah Taïa nous a invité à visiter son univers de magie, de colère et de désirs. Entretien.
Abdellah Taïa, pourquoi avoir intitulé votre dernier roman « Un pays pour mourir » ?
Pendant longtemps j’ai pensé qu’au Maroc je ne pourrais pas survivre. J’étais trop seul et je ne savais pas où trouver mon propre salut. Ma mère parvenait à se préserver à travers les zaouia, dans la magie, il y avait tout le temps dans notre quartier des lila où elle se rendait et trouvait son salut. De mon côté, j’avais plein de rêves, d’aspirations artistiques, mais nous étions très pauvres et je ne voyais pas comment accéder à un monde qui semblait très éloigné. D’autre part je me savais homosexuel, et même si j’ai gommé cela pendant des années, si je ne l’ai pas montré au monde, je me rendais bien compte que j’allais un jour être dans l’obligation d’affronter cette chose en moi… Et donc je comprenais que mon salut en aucune façon n’était au Maroc, que j’allais être obligé de fuir, que je ne voulais pas de ce pays pour mourir. A l’époque, jusqu’à l’âge de 25 ans, j’étais parfaitement naïf, porté par des rêves très romantiques et aujourd’hui, alors que j’ai 41 ans, je réalise que c‘est ce même romantisme, cet idéalisme teinté de rose bonbon, qui m’a sauvé : si je n’avais pas crû en des rêves tels que pouvoir vivre heureux, assumer mon homosexualité, devenir réalisateur, habiter à Paris, rêves totalement irréalisables d’où je viens, je serais maintenant un homme détruit.
Le Maroc d’aujourd’hui vous permettrait-il de vous réaliser dans votre différence ?
Pas seulement pour les personnes différentes, mais pour tout être humain qui veut gagner un semblant de liberté, il faut un moment quitter tout ce qui le lie et le relie à la famille, à la religion, à la culture. Il lui faut se constituer par lui-même en dehors de ce qui l’a fait…
Vous saviez que votre évasion passerait par l’écriture ?
J’ai toujours senti que le cinéma pouvait m’aider, mais pas la littérature. Les écrivains et les intellectuels marocains étaient trop élitistes, condescendants et inaccessibles pour les pauvres et simples comme nous. Je ne pouvais pas m’identifier à eux et à cet art. En revanche, tout le monde peut avoir accès au cinéma, qu’on parle d’un film égyptien ou d’un Tarkowski. Mais là, c’est mon analyse d’aujourd’hui, car à plus jeune je croyais que seule une personne, une relation amoureuse, pouvait me sauver et qu’il me fallait fuir très loin.
Avez-vous maintenant trouvé votre pays pour mourir ?
C’est avant tout le rêve. Ou peut être aussi un corps, un corps d’homme. Un homme plus âgé que moi dont la seule présence réaliserait le miracle de mon salut… J’ai vraiment le sentiment que je ne peux pas résoudre tout, de la vie, tout seul et de moi-même, même si d’une façon effective c’est ce que je fais. Chacun de nous peut avoir le sentiment de tout maîtriser et de tout connaître de soi, et puis un jour on se rend compte de ce qui s’est réellement passé dans notre vie et quelles ont été les vraies raisons qui nous ont motivé… Une réalité très différente de que l’on croyait sur le moment où les choses se passaient. Mais au présent, sans cette distance, nous sommes toujours dans une inconscience, une sorte d’aveuglement qui nous domine. Etre épaulé, assumer tout cela à deux serait moins difficile…
Ce pays ne sera donc pas Paris ?
Paris aurait pu être l’espace physique du salut des trois personnages du roman. Ils en ont tous rêvé. Ils ont tous été attirés par une vision sensuelle de cette ville, mais une fois arrivés dans la capitale, ils se rendent compte qu’ils sont dans l’obligation de devenir Français telle que la France décide qu’ils doivent être. Ce n’est plus eux. D’où qu’ils viennent dans le monde, on exige d’eux cette impossibilité. La France est dans un tel nombrilisme, dans de telles certitudes par rapport à son histoire et ses valeurs, qu’elle ne prendra jamais le temps d’écouter des gens aussi peu visibles que mes personnages. Or, ils participent aussi à la vie, à son économie, à sa culture, à sa sexualité…
Comment vit-on en tant que musulman aujourd’hui en France ?
Je n’ai pas quitté le Maroc pour m’affranchir de ma terre, mais pour me permettre de m’affirmer et de dépasser ma condition. Seulement parce qu’étant d’ici, c’était ce pays qu’il me fallait quitter. Effacer le Maroc de ma mémoire et de mon corps est une chose impensable. Mais vivre à Paris m’a donné la possibilité d’entrer dans une nouvelle forme de guerre, de lutte, de me confronter à une réalité autre où je me devais de ne pas devenir cet immigré arabe tel qui était prédéfini par l’histoire et qui n’avait rien à voir avec moi-même. Mais malgré les difficultés administratives et le racisme ambiant, je serai toujours reconnaissant à la France de m’avoir donné l’opportunité de mener ma guerre, ma propre guerre, de faire des choses et de me réaliser, alors qu’au Maroc j’aurais dû très vite déposer les armes.
Les personnages de Un pays pour mourir sont tous effectivement en guerre, eux aussi…
Ils sont en colère, ils sont possédés, ils sont conscients de leur sort et de ce à quoi ils sont soumis, mais j’aime en eux qu’ils gardent une folie à la fois triste et heureuse, qui est leur liberté. Ma mère était ainsi… Fondamentalement, c’est ça ce pays où mourir, un espace pour la folie.
Le paria reste un modèle littéraire de l’expression des colères…
Ma colère personnelle, celle qui me concerne, je l’ai déjà exprimée dans des livres et des articles. Je ne crois pas en la littérature thérapeutique et je n’écris pas pour exprimer ma névrose, même si cela peut arriver. Mais il est essentiel pour moi que mon projet concerne les autres. Ici, c’est donner la parole aux autres pour les laisser exprimer leur colère. A la recherche du cri de Munch, le cri de ma mère dans une lila, le cri des femmes marocaines qui se rendent dans les zaouia… Il m’est essentiel de relier ma littérature à cette colère originelle. C’est l’une des choses que j’aime au Maroc, cette capacité des gens, quelles que soient leurs plaintes et leur mécontentement, de faire des choses qui les mènent au bout d’eux-mêmes, des choses insensées, qui peuvent être des gestes esthétiques, des inventions extraordinaires… La littérature, pour moi, doit se nourrir de cela…
On pourrait ressentir que vous vous acheminez vers un style qui se rapproche de plus en plus de celui des ainés, Chraïbi, Ben Jelloun, Serhane…
Ces écrivains appartiennent à un autre monde que le mien. J’ai étudié en arabe, je n’ai pas le même rapport à la colonisation, ni même probablement les mêmes origines sociales. Mais nous sommes tous traversés par une même culture orale commune. Je ne parle pas de folklore, mais bien de la vie et de la culture quotidiennes au Maroc. L’oralité est dans notre Adn collectif. Je ne peux dire que je m’inscris dans une tradition que si elle est vivante et libre ; mais si on parle d’une parole officielle ou des écrivains qui en sont les sbires, je rejette loin de moi cette idée d’être dans une tradition.
Cela pourrait aussi tenir à une esthétique de l’émancipation…
J’ai toujours cette obsession, effectivement, de sortir de tout les carcans. Mais la plupart de mes personnages, comme moi-même, nous ne parvenons jamais à une émancipation totale. Il y a des moments qui relèvent du miracle, des possibilités de rencontres entre deux personnes, deux corps, des possibilités d’ailleurs. C’est ce qui fait que l’on continue à vivre, et que je continue à écrire. Plus j’écris, plus je vais profondément dans les choses, et plus j’atteins une conscience du monde et des liens d’aliénation entre les hommes qui fait naître en moi un certain désespoir. Mes livres sont de plus en plus complexes et sombres. C’est probablement cela qui donne un ton à mes derniers livres. Mais je crois réellement que l’écriture, la vraie, c’est ma mère, ses croyances, sa folie, sa foi et sa simplicité, tout ce qui nous dépasse, une cosmogonie. C’est ça aussi le vrai Maroc. La littérature est forcément liée à la pauvreté de tout être, même de ceux qui sont riches.
On sent aussi dans le style du roman votre désir de cinéma..
Au fond, ce que j’aime dans le cinéma, c’est la magie du montage, de l’ellipse, et la part d’imaginaire ainsi créée. J’essaie de retrouver cela dans mon écriture, du bout à bout, du fragmentaire, de l’elliptique. Ma littérature va effectivement avec un certain cinéma, pauvre et populaire, sans référence culturelle et spontané.
Et Tanger dans tout ça ?
Tanger, c’est mon premier voyage étant enfant, un séjour à l’hôtel Cecil tel que je le raconte dans L’armée du salut, d’autant plus magique et important qu’il se faisait avec le grand frère, une de mes grandes sources d’inspirations… Tanger est donc dans mon essentiel, dans mes « scènes primitives »…
Entretien réalisé à Tanger par Philippe Guiguet Bologne pour le mensuel Urbain n°26, avril 2015.