Chercher à percer l’invisible, et tenter d’évoquer l’indicible… C’est ce que se propose Gallery Kent avec l’exposition Mémoire, organisée dans le cadre de la troisième édition du Parcours des arts, événement orchestré à travers toute la ville par l’Institut français de Tanger. Du 1er au 31 octobre, Gallery Kent présentera les œuvres de Saïd Messari, entouré de ses amis Bernabé López Garcia et Abdelkader Chaoui, rejoints par Elena Prentice : quatre artistes venant d’horizons pour le moins divers, qui permettront de célébrer l’internationalité pérenne de la cité du détroit.
Saïd Messari nous offre une vision du monde décidée à se défaire des contingences de la matérialité, sauf à la transcender. Le plasticien tétouanais, qui vit depuis de très nombreuses années à Madrid, où il a pu trouver toute la reconnaissance à laquelle un artiste peut aspirer, s’afficherait comme l’alter ego de notre sculptrice tangéroise Itaf Benjelloun. Les deux créateurs fréquentent les mêmes fantômes et possèdent le même talent pour s’en aller explorer les radicelles de la mémoire comme celles de l’oubli. Tous deux travaillent sur un même processus de la disparition du monde et, peut-être, éventuellement, sur celui encore de sa réapparition. Car ils donnent à dévoiler de la même façon qu’ils créent le voile. Un art de l’évanescence, qui trouve échos dans les œuvres sur la déliquescence et la finitude du plasticien soufi d’Assilah, Khalil El Ghrib. Quand ce dernier traite de la décrépitude et de la désagrégation du monde et des hommes, adresse prophétique qu’il répète depuis les origines de son art, nous rapportant les reliques qu’il a cueillies dans les rues et sur les murs de la médina de sa petite ville, Saïd Messari serait plutôt tenté d’arrêter le temps et d’installer le monde dans un suspens, une attente, sous cloche et dans la protection d’une coque ou d’une couche de gypse. Il fait œuvre de mémoire, à perpétuité. Son univers est pris dans une blancheur qui serait un signe de pureté et d’absolue neutralité, et celui d’une absence d’espace et de temps. Ses œuvres circulaires, comme autant de médaillons, dessinent des bulles de non-être, d’extraction de l’être des choses pour n’en dire que l’essence, où toute temporalité – et donc toute existence – serait effacée. Des bulles d’essentialité, de la même façon que les fantômes sont ce qui reste de l’âme en peine quand l’être aimé a disparu. Les profils que nous présente l’artiste, quelle que soit la matérialité qu’ils évoquent, défilent comme ceux des enfants sur un manège ou ceux de détenus à la promenade : la ronde annonce la répétition et son éternité. Différemment, ces profils dessinés d’un trait évoquent indiscutablement ceux des camées, sculptés dans la sardoine ou une coquille, de la même façon que l’on effeuille un palimpseste, que l’on époussette des restes de terre sur le chantier d’une fouille archéologique, que l’on épluche un fruit défendu : en demeurant à la quête du cœur des choses aussi bien que de leur mémoire. Ses tondi constituent les blasons d’une étrange héraldique, où les salamandres, qui défient le feu, traversent des mappemondes imaginaires ou des textes sacrés déconstruits. Ces camées, de ceux que l’on garde contre le cœur, ramènent celui qui les regarde au souvenir du profil de tout être aimé : Saïd Messari sculpte les bas-reliefs d’un monde pour nous en rendre le sentiment, la délicatesse, sorte de biscuits d’une précieuse porcelaine immaculée, modelés pour nous remémorer la valeur et la sacralité. Le plasticien sait conférer au monde tout son poids en trésors invisibles.
Nous connaissions Bernabé López Garcia pour le sérieux de ses publications et de ses recherches à l’Université autonome de Madrid, où il fut professeur jusqu’à sa récente retraite. Politologue spécialiste du Monde arabe et des migrations, il nous offre, à l’occasion de ce Parcours des arts, un accès à l’intimité de ses carnets de notes et de dessins, dans lesquels Tanger s’illustre pour le moins abondamment et avec virtuosité. Depuis de nombreuses années, Bernabé López Garcia tient ce journal d’esquisses et d’observations, constituant une impressionnante série de carnets, dont les nombreux volumes, maintenant archivés et numérotés, occupent un rayonnage entier de sa bibliothèque. L’intellectuel né à Grenade a ainsi composé un véritable trésor. Là où le chercheur se doit d’atteindre l’universalité du fait reconnu, quantifié et rapporté d’une façon aussi scientifique qu’il se peut, le diariste et le dessinateur exécutent un travail tout en subjectivité et en légèreté, qui interroge la contingence et la nonchalance, la délicatesse et la fluidité du temps, l’indicibilité de l’invisible. Un auteur de carnets de voyage est toujours un aventurier et un poète. Par cette œuvre intime, presque d’intériorité, Bernabé López Garcia rend encore clairement hommage à l’acuité du Delacroix de l’ambassade de Mornaix. À l’aune de ce magistral prédécesseur, il atteint l’exigence et l’énergie dont ont pu faire preuve d’autres illustrateurs, eux-aussi passés par Tanger, de Pierre Le Tan, dont la sagacité a si bien saisi la geste mondaine et les ridicules de la décadence tangéroise, à Patrick Martin, dont le regard sait définitivement capter l’âme des urbanités pittoresques, en passant par l’élégance de Joël Alessandra, dont le coup de crayon et les aplats d’aquarelle font montre d’une superbe et rare maîtrise. Bernabé López Garcia, tangérophile averti de longue date a, quant à lui, su pénétrer quelque chose de l’âme de la ville que peu d’artistes ont pu rapporter : une transparence de l’air, qui sans doute produit toute la singularité de cette fameuse lumière sur le détroit, et que notre dessinateur a capté et traduit grâce à la simplicité nerveuse de son trait. Un regard qui, sans doute involontairement, éthérise l’altérité, la défait de tout son poids et de la tentation du trait appuyé. L’illustrateur voyageant est tout sauf un caricaturiste. Comme nombre de ses pairs, Bernabé López Garcia élève l’art de l’esquisse à celui d’un humanisme.
Avec ses œuvres récentes, Elena Prentice atteint des sommets en matière d’aérianité. Au cours des années quatre-vingt-dix, par une forme de pointillisme abstrait et radical qu’elle produisait alors, au travers duquel elle nous offrait à contempler de grandes toiles représentant une pure lumière rendue par des points seulement, comme une pixellisation de la représentation pour la représentation elle-même, l’activiste culturelle américaine nous avait déjà acculés à de profondes interrogations : chacune de ses œuvre nous ramenait à un fragment, à une pièce, au fameux centimètre carré d’une toile de Georges Seurat ou de Paul Signac, considérablement grossi, passé à la loupe d’une forme de télescope Hubble de l’esthétique, le regard du peintre et sa prolongation dans le pinceau, rendu au monde pour ce qu’il est : un focalisation sur la pure peinture. Après cette expérience extrême d’éthérisation, Elena Prentice s’en est allée à la recherche d’une matérialité inqualifiable, celle des marbrures d’une forme de papier à la cuve, où par ses jaspures elle se permettait sa réponse à la célèbre coulure qui orne depuis quelques décennies maintenant les bouquets et les forêts de Cy Twombly : une façon honorable d’être de son temps et d’un citationnisme aux bonnes distances ; face à ces larmes de la peinture, l’artiste américaine répondait par l’abrupte lapidaire de ses moirures, par un vertige de la mémoire – nous ramenant à la couverture de nos livres reliés anciens – et du travail de la main, de l’artisan. La réponse de Tanger à Rome, de Boston à la Virginie ! Il s’agissait pour elle de dévoiler l’invisibilité de ce que l’on ne connaît que trop ; peut-être aussi de célébrer la beauté du geste que l’on ne maîtrise pas et qui laisse sa part au hasard ; mais encore de célébrer un hommage au papier en tant que support, dont la poétique hante le goût des plus littéraires entre les amateurs d’art : cercle dont se revendique l’artiste-éditrice. Aujourd’hui, quelques années après ce travail de marbrures, revenant à sa façon de vouloir percer les brouillards du pointillisme, Elena Prentice regarde vers le ciel, comme à la recherche si ce n’est d’une réponse, au moins d’une conscience, sans doute ce qui fait le plus défaut à notre époque. Elle dresse ainsi de pleines toiles nuageuses où, à la façon du récent travail de Damien Hirst avec ces cerisiers en fleurs, elle observe le vide, en rend les contours et tente de le faire parler. Y aurait-il un Dieu derrière ces nébulosités ? À chacun d’y trouver ce qu’il veut, bien évidemment, et c’est là que son art s’affirmera farouchement notre contemporain. Certains y découvriront encore la beauté de la lumière pour elle-même, d’autres celle de ses ombres, d’autres encore un sobre hommage au lyrisme de Rubens, ou pour les plus intrépides un clin d’œil vers l’énergie du geste du Tintoret… Il y a, dans cette quête à travers l’invisible et de l’invisible lui-même, le monde. Le monde entier. Et ses revers.
Abdelkader Chaui, quant à lui, œuvre dans les champs intangibles de la volonté de mémoire. Il appartient à la génération des émancipations coloniales qui, pour fonder et se prouver son identité, a dû se poser les questions d’Une mémoire de l’oubli, comme le souligna poétiquement Mahmoud Darwish, du Jeu de l’oubli à la façon si spirituelle de Mohamed Berrada ou celle de l’académique Passé enterré de l’istiqlalien Abdelkrim Ghallab : des problématiques de construction forcément contre l’occupation occidentale, politique et idéologique, que se posent très différemment les générations d’artistes montantes, nées mondialistes. Tout le répertoire des signes – un réel lexique – de l’œuvre picturale du poète Abdelkader Chaui renvoie d’ailleurs à ces heures de l’émancipation et des croyances en un monde perfectible, sémiographie qui nous ramène aux univers de Mohamed Kacimi, de Saad Ben Cheffaj et de Saad Hassani, bien évidemment, mais encore à ceux de Labied Miloud ou de Mohamed Bennani… Un monde en soi, qui fut une révolution et qui est maintenant devenu une tradition : celui des fondateurs de l’art moderne au Maroc. Le poète, qui se doit d’avoir été subversif, s’illustre aujourd’hui parmi ces pairs devenus des classiques. Cette œuvre picturale, qui fait appel aussi bien à la couleur de sa terre, prise entre les vert-de-gris du Jbel et les ocres du Moyen-Atlas, comme aux formes empruntées aux tatouages des aïeules et aux ornementations gravées sur les bijoux, ainsi que celles qui rehaussent les poteries de terre cuite ou les huis des maisons de pisé : tout un vocabulaire de signes qui affirme une matérialité de l’ancrage terrien, de la main qui travaille, de la nature et de la tradition au cœur du monde, quelles que soient les révolutions et ruptures à laquelle elle aura été soumise : la mémoire collective d’un Maroc millénaire, appréciée et retravaillée par un peintre de son temps. De la même façon que Saïd Messari impose une héraldique de son imaginaire, Abdelkader Chaui fonde le répertoire des signes de son propre grimoire : celui de l’émancipation et de la constitution identitaire. Étrangement, ses portraits comme ceux du Fayoum s’affichent avec une frontalité qui frôle l’impertinence : où tout est dans la puissance du regard. Les hommes peints par Abdelkader Chaui observent les hommes qui les observent, comme pour s’assurer qu’ils existent tout autant. Ils ont cette même façon directe, presque brutale, que le jeune Anuar Khalifi avait osée, imposée, au cours de l’une de ses dernières expositions tangéroise, Boys Don’t Cry. Les générations conversent et échangent, et l’imaginaire d’un monde meilleur – peut-être aussi sa mémoire – continue à se développer parmi tous les effondrements. La mémoire est invisible, le présent tout autant : finalement, seul l’engagement et la pratique que l’on en a, par l’ancrage qu’ils nous donnent dans le réel, sauront non seulement changer le monde, mais encore lui permettre de tenir debout. Notre temps a perdu l’éternité, mais il serait bien plus grave de dévoyer nos croyances en la perfectibilité de la condition humaine : voilà ce que nous raconte le poète Abdelkader Chaui, comme Bernabé López Garcia qui, a l’instar de son aïeul Federico Garcia Lorca, a su choisir le côté du monde qu’il voulait défendre, de la même façon que Saïd Messari participa à la révolution esthétique en marche dans son pays, se revendiquant ainsi d’utopies à réaliser. Elena Prentice, de son côté, regarde le ciel derrière les nuages et pointe ce qui nous manque. L’humanisme ne sera jamais un acquis.
Texte du catalogue de l’exposition Mémoire, présentée à Gallery Kent, du 1er au 31 octobre 2021, dans le cadre du Parcours des arts de Tanger, avec autour des travaux de Saïd Messari, des oeuvres de Bernabé Lopez Garcia, Abdelkader Chaui et Elena Prentice.