Il se pourrait que tout ait commencé par un geste. Il paraît d’ailleurs évident que soudainement, en 1968, quand le monde se lance tête baissée dans une révolution qui fondamentalement changera le sens et les valeurs des choses, le jeune Ahmed Amrani, encore fasciné par les fauves – plus tard, il se placera plus clairement sous l’influence de Francisco de Goya -, va quitter le champ de la figuration pour représenter des foules dans la médina par des traits, des biffures nerveuses, déterminées, colériques presque : il y assassine à coups de stries, comme autant de ratures et de griffures, le monde tel qu’il l’avait appris. Un nouvel Ahmed Amrani naissait dans cet attentat, le faisant pénétrer dans le Maroc de la modernité aux côtés de ses pairs, pionniers de l’art contemporain dans leur royaume. C’est ainsi que, par ces zébrures de noir sur fond blanc, ce geste de rage et presque de destruction, comme on traverse un miroir Ahmed Amrani franchissait la porte grande ouverte de l’histoire de l’art de son pays.
Là où la scène artistique aime à se définir et se fonder par des réseaux et des coups – de poker souvent -, Ahmed Amrani a tout de suite refusé le jeu : entre le public et l’intime, à la façon des poètes romantiques – Goya encore ! – il a indiscutablement préféré l’intériorité et l’isolement. L’intimité que suppose son travail relève, avant tout, d’une démarche toute d’hésitation. L’artiste s’est retiré là où il a toujours douté, sauf à être dans le droit chemin, celui de la recherche et du questionnement. Il a fait et défait son œuvre, sans chercher à créer un style, mais plutôt une ligne de quête. Il est allé expérimenter le champ de la représentation où il s’est retenu d’user et d’abuser du pouvoir que peut conférer un statut d’artiste : Ahmed Amrani a fait de l’art où d’autres se sont façonnés une image. Il s’est retiré du monde pour mieux être à l’écoute de ce qui faisait sens et urgence en lui. L’œuvre d’Ahmed Amrani, à l’instar de celle de nombre d’artistes du début du XXe siècle au seuil de l’abstraction, est aussi discontinue que tout le champ de questionnement qui peut se présenter à un créateur moderne, dans l’obligation permanente de repenser et de reconstruire la représentation. Le laboratoire de l’art sert à mieux saisir le temps, celui de l’œuvre et celui de la création, son époque aussi.
C’est aussi une liberté, une liberté immense et sans prix, que celle prise par l’artiste d’aller interroger la figure, puis ensuite le geste dans une forme d’action painting, puis ensuite la matérialité de la peinture elle-même – car Ahmed Amrani est un peintre, un vrai peintre, qui travaille et modèle son matériau -, puis ensuite encore le symbole et enfin la déconstruction de la défiguration elle-même : comme si le Tétouanais, après une vie de recherche, avait aujourd’hui été affranchi des codes de son univers au point de détruire son mode d’expression, pour aller voir ce qui reste de l’autre côté de la toile quand tout a été mis à sac. Le discret plasticien, que l’on imagine si retenu et si paisible, a fait œuvre de rage et de fureur de bout en bout de son œuvre : là où l’on aura pensé trouver des œuvres aussi sages que des images, bouillonnait un travail de révolte profonde. Une révolte silencieuse, froide et contenue, peut-être même retournée contre elle-même, mais capable de tous les bouleversements. Ahmed Amrani est de ces peintres dont l’énergie appartient autant à une forme de résilience qu’à une réelle expression de la sédition : on trouve chez lui la même déconstruction que celle qui traverse le travail, à la fois engagé, enragé, mais aussi de plus en plus dans l’expression du plaisir de sa propre néantisation et de son émancipation de toutes les contingences, d’un Jean-Pierre Pincemin.
Qui eut cru cela ainsi formulable : le sage et discret Ahmed Amrani serait un réel artiste de l’insoumission. Là où la modernité qu’il a choisie avait pour vocation de renverser six siècles de codes de la représentation, un héritage colonial et une bienséance hassanienne autoritaire jusqu’à s’avérer oppressive, l’artiste a bouleversé, l’air de rien et année après année, décade après décade, tout ce qu’il avait construit et acquis, pour rechercher et encore sonder là où se trouve sa vérité, mais aussi celle de l’art et celle de la geste artistique : quitte à refuser, au passage, les manières et les procédures de l’académie et du marché. Il n’a pas souscrit à la problématique unique d’une vie, au traitement singulier et obsessionnel d’une œuvre : il ne s’est donné d’autre contrat que celui d’aller voir ailleurs. C’est ainsi que, d’une façon très étrange, on le retrouva au détour des années 90 dans un questionnement entrant en échos avec l’œuvre même de Jilali Gharbaoui, reprenant le lexique de cet acolyte des premiers temps pour en faire le champ d’une forme de recherche sur l’africanité comme une terre-mère et aux origines de tout : ont pu alors s’élever ses totems et quelques tabous sur le corps à corps et les insignes de la masculinité.
Ahmed Amrani a une vie entière derrière lui. Mieux : il a une vie entière avec lui. À aller explorer son univers intime, on voit combien lui est grande la tentation de mettre à plat tout ce qu’il a fait pour le réduire en cendre, dans le même sens que l’on dit des êtres – de tout être d’ailleurs – qu’ils viennent de la poussière et qu’ils retournent à la poussière. Une vie plus tard, avec la sagesse de celui qui a vu et qui maintenant sait, on retrouve dans ce plasticien de la raison moderne un peu de la déraison soufie d’un Khalil El Ghrib, autre grande figure atypique des arts plastiques au Maroc : il prend son œuvre et en énonce le délitement, la fait se consumer de l’intérieur, brûler de sa propre énergie ou passer à l’acide de ses propres sucs. La sauvagerie est donc toujours là : le si réservé Ahmed Amrani se révèlera donc, encore, le peintre de la rage et des révoltes sourdes.
Là où la scène artistique aime à se définir et se fonder par des réseaux et des coups – de poker souvent -, Ahmed Amrani a tout de suite refusé le jeu : entre le public et l’intime, à la façon des poètes romantiques – Goya encore ! – il a indiscutablement préféré l’intériorité et l’isolement. L’intimité que suppose son travail relève, avant tout, d’une démarche toute d’hésitation. L’artiste s’est retiré là où il a toujours douté, sauf à être dans le droit chemin, celui de la recherche et du questionnement. Il a fait et défait son œuvre, sans chercher à créer un style, mais plutôt une ligne de quête. Il est allé expérimenter le champ de la représentation où il s’est retenu d’user et d’abuser du pouvoir que peut conférer un statut d’artiste : Ahmed Amrani a fait de l’art où d’autres se sont façonnés une image. Il s’est retiré du monde pour mieux être à l’écoute de ce qui faisait sens et urgence en lui. L’œuvre d’Ahmed Amrani, à l’instar de celle de nombre d’artistes du début du XXe siècle au seuil de l’abstraction, est aussi discontinue que tout le champ de questionnement qui peut se présenter à un créateur moderne, dans l’obligation permanente de repenser et de reconstruire la représentation. Le laboratoire de l’art sert à mieux saisir le temps, celui de l’œuvre et celui de la création, son époque aussi.
C’est aussi une liberté, une liberté immense et sans prix, que celle prise par l’artiste d’aller interroger la figure, puis ensuite le geste dans une forme d’action painting, puis ensuite la matérialité de la peinture elle-même – car Ahmed Amrani est un peintre, un vrai peintre, qui travaille et modèle son matériau -, puis ensuite encore le symbole et enfin la déconstruction de la défiguration elle-même : comme si le Tétouanais, après une vie de recherche, avait aujourd’hui été affranchi des codes de son univers au point de détruire son mode d’expression, pour aller voir ce qui reste de l’autre côté de la toile quand tout a été mis à sac. Le discret plasticien, que l’on imagine si retenu et si paisible, a fait œuvre de rage et de fureur de bout en bout de son œuvre : là où l’on aura pensé trouver des œuvres aussi sages que des images, bouillonnait un travail de révolte profonde. Une révolte silencieuse, froide et contenue, peut-être même retournée contre elle-même, mais capable de tous les bouleversements. Ahmed Amrani est de ces peintres dont l’énergie appartient autant à une forme de résilience qu’à une réelle expression de la sédition : on trouve chez lui la même déconstruction que celle qui traverse le travail, à la fois engagé, enragé, mais aussi de plus en plus dans l’expression du plaisir de sa propre néantisation et de son émancipation de toutes les contingences, d’un Jean-Pierre Pincemin.
Qui eut cru cela ainsi formulable : le sage et discret Ahmed Amrani serait un réel artiste de l’insoumission. Là où la modernité qu’il a choisie avait pour vocation de renverser six siècles de codes de la représentation, un héritage colonial et une bienséance hassanienne autoritaire jusqu’à s’avérer oppressive, l’artiste a bouleversé, l’air de rien et année après année, décade après décade, tout ce qu’il avait construit et acquis, pour rechercher et encore sonder là où se trouve sa vérité, mais aussi celle de l’art et celle de la geste artistique : quitte à refuser, au passage, les manières et les procédures de l’académie et du marché. Il n’a pas souscrit à la problématique unique d’une vie, au traitement singulier et obsessionnel d’une œuvre : il ne s’est donné d’autre contrat que celui d’aller voir ailleurs. C’est ainsi que, d’une façon très étrange, on le retrouva au détour des années 90 dans un questionnement entrant en échos avec l’œuvre même de Jilali Gharbaoui, reprenant le lexique de cet acolyte des premiers temps pour en faire le champ d’une forme de recherche sur l’africanité comme une terre-mère et aux origines de tout : ont pu alors s’élever ses totems et quelques tabous sur le corps à corps et les insignes de la masculinité.
Ahmed Amrani a une vie entière derrière lui. Mieux : il a une vie entière avec lui. À aller explorer son univers intime, on voit combien lui est grande la tentation de mettre à plat tout ce qu’il a fait pour le réduire en cendre, dans le même sens que l’on dit des êtres – de tout être d’ailleurs – qu’ils viennent de la poussière et qu’ils retournent à la poussière. Une vie plus tard, avec la sagesse de celui qui a vu et qui maintenant sait, on retrouve dans ce plasticien de la raison moderne un peu de la déraison soufie d’un Khalil El Ghrib, autre grande figure atypique des arts plastiques au Maroc : il prend son œuvre et en énonce le délitement, la fait se consumer de l’intérieur, brûler de sa propre énergie ou passer à l’acide de ses propres sucs. La sauvagerie est donc toujours là : le si réservé Ahmed Amrani se révèlera donc, encore, le peintre de la rage et des révoltes sourdes.
Texte écrit pour le catalogue de l’exposition Ahmed Amrani Intimo, Gallery Kent, Tanger, octobre-novembre 2020